Skip to content Skip to sidebar Skip to footer

Mercredi de la 17ème Semaine du Temps Ordinaire (Mt 13, 44-46)

31 juillet 2024.

La multiplication des pains est un des événements les plus importants et les plus chargés de sens de tout le ministère galiléen de Jésus, un des rares qui soient racontés de façon substantiellement semblable par les quatre Évangiles (voir Jn 6, 5-13). Mais Jésus s’y montre fort peu loquace.

Les récits des Synoptiques comportent les petites différences habituelles dans la rédaction, notamment pour ce qui est mis sur la bouche de Jésus.

 Cela fait ressortir en un fort relief la seule phrase commune aux trois textes : Donnez-leur à manger, vous.

Or, si on se laisse ainsi guider vers cette phrase comme vers ce qui est, aux yeux de Jésus lui-même, le nœud central de l’épisode, on est amené à modifier considérablement l’optique à laquelle on est habitué. On considère très généralement cette multiplication comme un miracle de Jésus, et l’un des plus significatifs. D’après sa propre parole, c’est bien plutôt un miracle des Douze qu’il leur donne l’ordre d’accomplir !

Il leur a déjà dit : « Guérissez les malades » et ils l’ont fait. Il leur dit maintenant : Donnez-leur à manger ; et il insiste : vous,oui, vous qui voudriez les renvoyez à jeun – peut-être avec l’idée inavouée que vous auriez bien le droit d’avoir un peu de temps pour manger tranquilles, vous aussi; et, une fois de plus, ils s’exécutent.

Le récit est aussi clair que le permet une réalité aussi mystérieuse ; Jésus rompt les cinq pains, pas un de plus, et les donne à ses disciples (Mc 6, 41), et c’est eux qui, en les distribuant aux cinq mille hommes, rassasient tout le monde.

Voilà donc encore un trait, et non des moindres, à ajouter aux fonctions des Envoyés, donc au programme que Jésus trace à la future Communauté chrétienne.

On a noté depuis toujours la ressemblance étroite entre le récit de la multiplication et celui de la Cène ; on ne l’a peut-être pas exploitée à fond pour établir le rôle irremplaçable des Envoyés dans l’eucharistie.

Mais je pense qu’on est en droit aussi d’attribuer à cet ordre : Donnez-leur à manger,un contenu plus directement pratique. Multiplier le pain pour les hommes qui se multiplient, et pour cela travailler, chacun à sa place, à faire fructifier la planète, est un devoir qui vient tout droit de Dieu.

En choisissant un désert pour intimer ce devoir en toute son urgence à ses disciples immédiats, Jésus a montré qu’il n’y a pas de situation où l’on en soit dispensé, pas de situation où ce soit impossible.

Jésus a retourné de fond en comble le regard que les Douze portaient sur la foule. Ils avaient commencé par dire : « Renvoie-les » (Mc 6, 36). Il leur répond ce que nous savons – et Matthieu – spécifie : Ils n’ont pas besoin de s’en aller.

Si, au lieu de regarder le monde avec une pitié sincère mais irresponsable, nous nous mettons à le regarder comme confié à notre action, il n’y a plus à nous demander ce qui est possible ou non, miracle ou non ; il n’y a plus à considérer que les besoins qui se manifestent et l’action qui est requise de nous.

Le tentateur avait dit à Adam et Eve : « Vous serez comme des dieux » (Gn 3, 5). Il y a une bonne manière d’être « comme notre Père » : c’est de regarder les besoins des autres comme lui-même les regarde et comme Jésus regardait la foule autour de lui. Alors, avec le regard de Dieu, c’est sa force même qui nous envahit, et il n’y a plus tant de différence que cela entre un « miracle » de la science, de la volonté ou de l’amour et ce que nous nommons un « miracle » dans les vies des Saints.

Tout le monde n’est pas chargé de tout. Tout le monde n’est pas investi de la force de Dieu pour répondre à n’importe quel besoin. Le charisme des « miracles » dont parle Paul dans sa fameuse énumération (1Co 12, 10) se diversifie lui-même à l’infini. On pourrait dire très simplement que c’est celui de faire, pour subvenir aux nécessités de ses frères, plus qu’on ne s’en savait capable.

Cette parole de Jésus retentira un jour ou l’autre avec la force d’une consigne personnelle et immédiate au cœur de celui qui y prête l’oreille. Et peut-être est-ce justement après avoir entendu : « Repose-toi un peu » que, mis à l’improviste en présence d’une foule affamée et tentée d’abord de dire à Jésus : « Mais renvoie-les donc chez eux se restaurer », on entendra : « Non ! Donne-leur à manger, toi ! »